Pierre Brunette, OFM
« Viens éclairer les ténèbres de mon cœur »
Devant le Crucifix de Saint-Damien, le jeune François d’Assise s’arrête souvent pour prier pendant sa longue convalescence. Il est sans doute frappé par la beauté du visage du Christ et l’urgence de changer sa vie. Le Crucifié ressuscité, figure centrale du tableau, y célèbre sa victoire sur la mort, le regard tourné vers son « Père saint ». Il se tient debout, libre, nimbé de gloire avec les traces de sa Passion. Il se donne à voir au jeune convalescent, et par conséquent, à l’humanité entière. Tout chante la Vie : « J’ai dormi et je me suis relevé, et mon Père très saint m’a reçu avec gloire. ». (OffPas 6,11)
François, comme nous d’ailleurs, se perd dans le cœur du Christ sauveur. On croit entendre le cri d’exaltation du Christ vers son Père. Ses blessures coulent sur des personnages moyens au pied de la croix: Marie, Jean, les Saintes Femmes et le Centurion. Derrière le Centurion, on discerne soit sa maisonnée convertie avec lui ou encore, mieux pour notre intérêt, l’immense lignée des croyants à la suite de son acte de foi : « Vraiment Celui-ci est Fils de Dieu » (Mt 27,54) Nous sommes présents dans l’icône, solidaires de cette lignée, touchés par le geste sauveur du Fils. Quant aux plus petits personnages, soldats juif et romain et le cortège des anges; ils participent à la mise en scène sacrée avec ravissement.
Ce qui retient notre attention ici, ce sont les petits personnages presque effacés par le temps, sous la tablette des pieds du Christ. Peu importe l’identité qu’on leur donne – des personnages bibliques, comme Abraham et compagnie, ou encore les deux saints médecins patrons de la chapelle, – il s’agit du Royaume des morts, ce lieu d’attente du Grand Relèvement. C’est la descente aux Enfers de tous ceux qui sont morts en espérant voir le retour du Christ. C’est le dortoir de l’Espérance des témoins du passé et de nous-mêmes. Le flou des personnages et des couleurs permet toutefois d’évoquer ce lieu universel de l’humanité vouée à mourir, enfouie dans l’attente de son accomplissement. On évoque ainsi notre propre descente aux Enfers, passage obligé de notre vie terrestre et désir d’accéder au Royaume que Jésus promet. Les Enfers restent ce royaume porteur de la promesse de Jésus au bandit en croix avec lui : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis. » (Lc 23,43)
« Ô toi qui dors, éveille-toi! »
L’iconographie orthodoxe plus tardive sait immortaliser le mystère de la Résurrection dans la même dynamique. Le Christ lumineux et drapé de blanc, sa croix dans une main, se présente entouré des saints Rois et Prophètes de l’Alliance d’un côté, et des premiers disciples, de l’autre. Il intervient en un double mouvement de descente ou de remontée. Descente et remontée des Enfers. On le trouve les deux pieds posés sur les battants de porte à l’entrée d’un immense trou noir : les Enfers. Dans son élan, il touche tendrement Adam, le tire de l’abîme des morts. Ève, à genoux, s’approche les mains tendues vers Celui qui vient de les sortir des ténèbres. On entend presque résonner tout haut l’hymne pascale : « Ô toi qui dors, éveille-toi, le jour va briller, d’entre les morts, relève-toi, sois illuminé ».
« Tu as tenu ma main droite, tu m’as conduit et avec gloire tu m’as emporté » (OffPas 6,12)
Il y a plein de signes des Enfers aujourd’hui, plein d’expériences où nous sommes confrontés au silence de Dieu, aux attentes inassouvies, aux prières inexaucées, pire, à certains comportements athées dans notre vie. Nous pouvons discerner notre place dans le cœur du Ressuscité chaque jour. Si à l’occasion nous baignons dans un manque d’espérance ou dans l’épaisseur de notre foi nous savons ce que signifie se languir pour le Seigneur. Chacun sait identifier ses petits lieux de morts avant la mort corporelle. Chacun doit patienter pour apprendre l’espérance de la Rencontre.
Nous éprouvons ainsi la joie de sortir des ténèbres. Des témoins nous l’enseignent; des événements nous ouvrent les yeux de la conscience. Nous apprenons d’expérience à quel point les Enfers ne sont pas qu’un lieu stérile et vide. Nos battants intérieurs appellent à être forcés, à s’ouvrir à une foi adulte, libre. Il faut laisser mourir tout ce qui fait écran à la vie de Dieu, tout ce qui paralyse la Bonne nouvelle du Christ, tout ce qui empêche de rester dans la merveilleuse lignée pascale des croyants. Et si certains jours, nous avons la foi courte, à bout de souffle, surtout quand nous avons l’impression que Dieu ne nous tend pas la main comme pour Adam, nous intuitionnons que le Christ le premier visite notre monde intérieur de désespérance et nos espaces du profond désir de Sa présence. Le Christ descend dans nos Enfers. Un frère écrivit un jour : « C’est dans la descente aux Enfers que le Christ est le plus Pasteur » pour le monde.
Le Pasteur ressuscité nous rejoint et nous prend en charge. L’obscurité de nos situations personnelles, la violence de certains événements du monde, la profanation de la Création ne parviennent pas à garder les portes de la mort fermées. Malgré le silence de Dieu le Samedi Saint, nous habitons un royaume privilégié qui dévoile petit à petit que, le Christ nous aime, nous rejoint, et nous relève de toutes nos morts. Il nous introduit dans son Royaume en marche. Cheminer dans la foi devient une icône en constante transformation où sa Vie s’imprime sur la nôtre. Il suffit d’espérer humblement et patiemment.