Mes deux parents ont grandi sur une ferme. Lorsque le mauvais temps se présentait; c’était le branlebas le combat : il fallait s’assurer que les animaux étaient en sécurité, que toutes les portes étaient bien fermées. La plupart du temps, on se rassemblait dans une pièce de la maison pour prier… Le calme venu, on vérifiait si tout était en place, que tous étaient sains et saufs. La vie reprenait alors son cours.
Durant mon enfance, contrairement à mes parents, j’ai grandi en ville. Comme se plaisait à dire ma mère, on ne « sort pas la petite campagnarde » de ce qu’elle était. Chaque fois qu’un orage se profilait à l’horizon, tous ses sens s’aiguisaient, elle était prête à tout. Or, il arrivait que l’éclair déchire la nuit, ou que le roulement du tonnerre nous réveille. Immanquablement, mes parents se levaient pour voir si tout allait bien. Quand la tempête était trop forte, ils venaient nous chercher, ma sœur et moi, pour nous emmener dans le sous-sol.
Curieusement, je garde un très beau souvenir de ces nuits de veille. Oui, le temps était mauvais; oui, le bruit ou la lumière de l’orage avait quelque chose de terrifiant, mais j’en faisais peu de cas. Confortablement installé dans un beau fauteuil, entouré des bras de l’un de mes parents dans une grosse doudou, très souvent, je me rendormais. J’étais en sécurité; j’étais bien.
La maison de mon enfance était modeste, mais une chose était fantastique. Nous étions sur le coin d’une rue. Le perron ou la « galerie », comme on dit au Québec, s’étendait sur deux côtés; le tout protégé par un toit. Quelque était la force de l’orage, il y avait toujours un côté de la maison à l’abri.
Je ne me souviens plus de l’âge que j’avais, 9 ou 10 ans, mais l’image est très vive en moi. Au moment où un éclair surgit dans la grisaille, mon père me lance : « Viens, je vais te montrer quelque chose d’extraordinaire ». Au lieu de nous lancer dans l’escalier du sous-sol, il me conduit sur le côté abrité de la maison et, dehors, nous installons des chaises. Puis, nous commençons à regarder le ciel. Dans sa pipe, un tabac sentait merveilleusement bon. Il me dit : « Tiens, c’est le meilleur endroit pour regarder ». Je lui dis : « Mais quoi ?!? ». Il me lance avec un grand sourire : « Les éclairs ! Tu vas voir, c’est très beau ». Nous étions là, à tenter d’en voir le plus possible et à nous extasier devant la beauté de leur forme. À une autre époque, passionnés de photographie, nous avons même essayé de les capter ! Quelles splendeurs !
Aujourd’hui, dans la cinquantaine, je réalise à quel point je suis à l’aise et même confortable dans les pires intempéries. Les pluies torrentielles de zones tropicales ou les blizzards de l’Arctique ne m’ont jamais inquiété. Je fais comme les Inuits : je ne lutte pas contre le temps. S’il est dangereux ou envahissant, j’attends patiemment.
Dans un autre registre, j’ai connu le mort de près. Je suis allé prier en des lieux de morts brutales, ou avec des gens qui venaient de perdre un de leurs proches. Malgré la tristesse que je peux éprouver avec les autres; malgré la douleur dont je suis témoin, je reste calme et serein. Parfois, dans des conditions épouvantables. J’ai souvent dit que ma mère m’avait « apprivoisé à la mort ». En effet, ma famille et moi l’avons accompagné jusqu’à la toute fin. Vivre chacune des étapes — les jours, les semaines et les mois d’attente — , m’ont permis de me familiariser avec la « terrible faucheuse ». J’ai fait la curieuse expérience que la paix peut coexister avec la souffrance ou la tristesse.
Les grandes peurs de nos vies nous paralysent et nous empêchent parfois d’avancer. Je crois que là réside le secret de saint François d’Assise : la confiance totale en un Dieu Père qu’il perçoit comme aimant et bienveillant. Le Petit Pauvre — en italien, le Poverello — peut marcher partout en ce monde, et en particulier dans les lieux les plus souffrants et les plus démunis, et se sentir encore « fils du Très-Haut ».
Apprivoiser sa peur n’est pas seulement une manière de « contrôler ses émotions » ou de « se familiariser avec une situation ». Pour un chrétien, il s’agit de retrouver au cœur de l’épreuve un lien significatif qui l’unit à l’autre, un lien qui l’unit au Père. Pour moi, seul l’amour permet d’apprivoiser véritablement ce qui nous terrifie. Voilà pourquoi je suis convaincu que la seule chose que nous puissions faire en compagnie de personnes en détresse, c’est de tendre la main et de vivre avec elle un moment d’écoute et d’accueil.
Le reste me semble superflu.
Guylain Prince, ofm