Je croyais qu’il n’y aurait personne; très peu de gens portent attention aux itinérants. À Trois-Rivières, ce sont des femmes sans maison qui ont fréquenté les franciscains pendant plusieurs années. Ici, dans notre chapelle, sur notre terrain, sous l’escalier parfois, elles ont trouvé refuge. Rose-Aimée était l’une de celles-là. La lumière jaillit de manière inespérée, parfois, et pas toujours où l’on pense.
Je la revoie: plus ou moins édentée, cheveux courts. Il lui est arrivé souvent d’être pourchassée par des hommes; elle se réfugiait entre la paroisse et notre chapelle. Une fois, même, un des frères l’a défendue contre des gens qui lui voulaient du mal. Ces derniers ont décampé sans demander leur reste, et, à son habitude, Rose-Aimée les engueulait … même s’ils étaient partis…
Il n’a jamais été facile, pour nous, d’être sur le chemin des itinérants à Trois-Rivières. Plusieurs fois par jour, on sonne à la porte. Toutes les histoires sont tristes à faire pleurer même les plus endurcis. Parfois elles sont vraies; parfois non. Nous ne sommes pas crédules. Il est très difficile de ne pas devenir cyniques quand on s’est fait piéger par de « fausses » sollicitations. Je demande à Dieu de ne pas rester insensible et ne n’être pas dupe, à la fois.
Rose-Aimée est l’itinérante qui a établi sa résidence dans notre cour pendant tout un été. Nous avons mangé des sandwichs avec elle. Une fois, quand je ramassais des feuilles d’automne, elle est venue m’aider. Pour la première fois, j’ai rencontré une autre femme : celle qui avait des rêves, une famille, dont la jeunesse avait été brisée. « Et si j’avais été ainsi exposé à la même violence, aux même abus, … que serait-il arrivé de moi? »
Lorsque j’ai appris le jour de ses funérailles, toute ma journée était déjà organisée, mais je ne pouvais pas manquer de faire une place à Rose-Aimée. D’autant que j’étais convaincu qu’il n’y aurait à peu près personne. Or, — surprise! — le salon bourdonnait de visiteurs. Un frère, une sœur, une fille, des amis. Un ami prêtre, Donald, lui aussi attentif à Rose-Aimée assumait le service funèbre. Mon plus grand étonnement fut de constater que beaucoup de nos habitués et plusieurs paroissiens étaient là. Donald de me confier : « Ce sont presque tous des gens qui fréquentent la paroisse et les franciscains! » Bouleversé, je suis sorti pour me rendre aux autres rendez-vous depuis longtemps planifiés.
Mes confrères m’ont raconté comment le bon Donald avait préparé des funérailles dignes d’une reine, que les Pauvres de St-François et leur chorale ont inspiré tout le monde par leur chant. Et puis il y a eu la visite du travailleur social, de son médecin, des infirmières de l’étage où elle était traitée. Du beau milieu de la douleur qui l’assaillait, elle écrivait des lettres d’amour — les frères en ont reçu une des plus touchantes ! —, elle faisait du sucre-à-la-crème pour les patients et le personnel infirmier de son étage, etc. Tout le monde me racontait ces derniers instants le regard illuminé.
Je n’étais pas aux funérailles; je ne pouvais pas. Mais depuis ce jour, je ne cesse de les revivre par les souvenirs que je garde du lieu, des gens présents et de récits qui m’en ont été faits. Et je suis encore habité par Rose-Aimée. Au milieu de la misère humaine, parfois, souvent, jaillit la Beauté de Dieu. Je le rencontre encore là où je m’y attends le moins.